Virginie Despentes est un grand paradoxe : le mélange entre une personnalité résolument punk, particulièrement connue pour les polémiques déclenchées par ses travaux (l’adaptation de son propre roman Baise-moi ou encore la tribune On se lève et on se casse, publiée dans Libération, portrait au vitriol des tributaires de la société du spectacle à la française, l’académie des Césars), et en même temps une autrice aujourd’hui largement reconnue, y compris en dehors des cercles féministes, le succès commercial de l’ouvrage dont je traite ici et la large publicité qu’il a reçue en étant les preuves éclatantes.
Pourtant, dès son titre, Cher connard garde le style punk qu’on connaît à Despentes, style perpétué dans la prose de l’ouvrage, parfois très tranchante. Pourtant, là où un tel titre aurait pu annoncer un ouvrage rageur, fiévreux, comme pouvaient l’être des textes comme King Kong théorie, cet opus s’avance comme un texte quasi didactique, dans un dialogue à trois entre une actrice cinquantenaire, un genre de fusion entre Béatrice Dalle et, justement, Virginie Despentes, un auteur que n’aurait pas renié Houellebecq en plein MeToo à son encontre et, plus sporadiquement, une bloggeuse féministe à l’origine dudit MeToo.
Pendant tout l’ouvrage, les deux premiers vont entretenir une correspondance épistolaire animée, régulièrement relancée par les billets de blog de la troisième. Et c’est là que le titre du livre prend tout son sens. Parce que cette conversation entre une actrice et un auteur, c’est en réalité une conversation entre Despentes elle-même et les hommes, une conversation qui, si elle ne les épargne pas, transpire d’amour pour eux, un amour résumé assez simplement par cette phrase :
«C’est un connard, je sais. Mais c’est mon pote. J’ai plein de copains connards. Je crois que ça s’explique par le fait que je suis assez connasse, moi-même.»
En ce sens, Cher Connard est un roman idéaliste, offrant à la gent masculine une possibilité de rédemption et de remise en cause, sans pour autant jamais nier l’existence et la prégnance de la domination et de l’impunité masculine, rejoignant la thèse de Despentes voulant que le modèle patriarcal soit néfaste également pour les hommes, en témoigne l’introduction de King Kong théorie, qui se concluait par ces mots :
«pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne savent pas se battre, ceux qui chialent volontiers, […] ceux qui ne veulent pas qu’on compte sur eux, ceux qui ont peur tout seuls le soir.»
Et de fait, tous les personnages sont d’une humanité renversante, qu’il s’agisse du personnage masculin, ultra touchant dans sa médiocrité, qui parlera à un certain nombre d’hommes (qui m’a parlé à moi, s’il fallait le préciser), qu’il s’agisse de cette actrice blasée que sa profession commence à rejeter à cause de son âge, ou encore le personnage de Zoé, à la fois presque absente et pourtant clé de voûte de l’ouvrage, sans compter toute une galerie de personnages secondaires toujours complexes, toujours crédibles. Et c’est dans cette humanité que Cher Connard trouve sa beauté : les sujets qu’il aborde (les rapports homme-femme et le patriarcat, bien sûr, mais également le rapport à la drogue, à la parentalité, au travail, à l’art…) sont toujours traités frontalement, mais pourtant avec une délicatesse rare, faisant de cet ouvrage un texte à mettre entre de nombreuses mains, tant il me semble disposer d’un grand pouvoir de conviction.
Offrez le à vos parents, à vos enfants, à votre collègue masculiniste ultra relou, à votre ami profem à la sincérité douteuse, à votre copine pas féministe parce que quand même elles sont un peu extrêmes, en un mot comme en cent, offrez le. Et avant, tout de même, lisez le.