Dahmer : une psychologie du mal?

Dahmer : une psychologie du mal?

C’est l’histoire d’un monstre, d’un sadique, de l’un des tueurs en série les plus médiatisés des Etats-Unis. Depuis sa sortie sur Netflix le 21 septembre, la mini-série Dahmer déchaîne les passions. En revenant sur l’affaire Jeffrey Dahmer (ou “l’affaire du cannibale de Milwaukee”), l’une des plus sordides de ces dernières décennies, le blockbuster de Ryan Murphy met le devoir de mémoire à l’épreuve.

Voilà près de dix ans que le scénariste ultra-prolifique n’en finit pas de ravitailler Netflix de séries horrifiques dont il a le secret : de American Horror Story à American Crime Story, en passant par Scream Queens dans un registre plus absurde… Tantôt réalisateur, tantôt producteur, Ryan Murphy est devenu un maitre de la culture de l’horreur à l’américaine. En 2020, son dernier grand succès public, Ratched, avait battu les records d’audience de l’année sur Netflix, après avoir cumulé plus de 49 millions de vues en seulement 28 jours de diffusion. Cette série dérivée de Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman (préalablement adapté du roman de Ken Kesey), revient sur le passé de la fameuse Mildred Ratched, l’infirmière de poigne de ce film mythique des années 1970. Par cette rétrospective, Ryan Murphy fait de cette nemesis un personnage à la fois pop et tragique, tout en élaborant une véritable psychologie de Mildred Ratched (interprétée par Sarah Paulson) comme héroïne sadique, férue de lobotomie.

Voilà pour la fiction mais qu’en est-il du traitement des faits réels dans les créations de Ryan Murphy? A vrai dire, ce producteur amateur de faits divers et de criminologie n’en est pas à son coup d’essai en terme de reconstitutions scénarisées d’affaires criminelles. Il se veut d’ailleurs porteur de mémoire de grandes affaires qui ont ébranlé les Etats-Unis dans la série d’anthologie American Crime Story en 2016, en restituant notamment l’Affaire O.J Simpson ou encore l’Assassinat de Gianni Versace. Des récits qui ont marqué la pop culture des années 1990 avec de très fortes retombées médiatiques, à l’instar de l’affaire qui nous intéresse ici, celle de Jeffrey Dahmer. Au-delà de la portée mémorielle de ces retours (souvent douloureux) dans le passé, Ryan Murphy s’intéresse au crime à l’américaine. Et quoi de plus américain et de plus sordide que l’affaire du « cannibale de Milwaukee »?

L’histoire de ce « monstre », un prédateur multirécidiviste à l’origine de la mort de dix-sept jeunes hommes homosexuels, dont la grande majorité étaient issus de l’immigration, a véritablement traumatisé mais aussi fasciné l’Amérique des années 1980 et 1990. Or, dans Dahmer, le récit de la vie de Jeffrey Dahmer s’étend au-delà d’une simple fascination dans le mal, voire dans l’inhumain. La série dresse le tableau social d’un quartier défavorisé de la ville de Milwaukee, dans le Wisconsin, lieu de résidence du tueur en série. La série dérange, révolte, tant par les actes insupportables du tueur, que par l’impunité qui découle de son statut social privilégié, par rapport à l’environnement dans lequel il sévit, à savoir ce fameux quartier majoritairement peuplé par des noirs (qui seront ses principales victimes). Cette représentation de l’insupportable est d’ailleurs portée par les personnages secondaires, en particulier par la figure de Glenda Cleveland (interprétée par Niecy Nash), véritable Cassandre dans cette affaire, où la mise en scène dénonce moins de valeur que celle d’un homme blanc ivre détenteur d’un casier judiciaire… La série condamne aussi, entre autres, la grande négligence des forces de police dans le traitement de l’affaire, sous couvert de racisme et d’homophobie.

Mais Dahmer s’éloigne de ce consensus dans l’intolérable au moment de la réception de l’œuvre, et c’est bien là que réside l’un des principaux enjeux posés par la série. Si de nombreux.ses membres de la fanbase de Ryan Murphy étaient ravis de voir figurer Evan Peters, véritable égérie du producteur, dans le rôle de Jeffrey Dahmer, plusieurs internautes ont, au contraire, condamné ce choix, sous prétexte que l’interprétation par cet acteur jugé “trop beau”, ferait glisser la série vers une vision romantisée, fantasmée du monstre qu’était Jeffrey Dahmer.
Il est vrai que ce choix a hélas sûrement facilité une réappropriation de Dahmer et du fait divers sur les réseaux sociaux, sur TikTok notamment, où plusieurs internautes très probablement attaché.e.s à Evan Peters (incontournable pour ses rôles de héros adolescents dans plusieurs saisons d’American Horror Story) déclaraient être “tristes”, ou “dégoûté.e.s” (spoiler alert) lorsque Jeffrey Dahmer est tué à la fin de la série. C’est ici que se pose l’enjeu nécessaire de la réception d’une création à portée historique et mémorielle, qui dépend à la fois du devoir du spectateur mais aussi du créateur de l’œuvre en question. Or, comment peut-on reprocher à Ryan Murphy d’avoir pressenti Evan Peters pour jouer (à merveille) le rôle d’un monstre ravagé de traumatismes ? Car, oui, Jeffrey Dahmer est, tout
au long de l’œuvre, présenté sous le profil d’un jeune homme constamment rejeté, traumatisé par le déchirement de sa famille. Et c’est aussi par cette psychologie du mal, propre à la rétrospective livrée par la série, que certains fans ont pu en quelque sorte légitimer les atrocités commises par le tueur. Mais il s’agit plutôt d’interroger la question du recul entre fiction et faits réels (ici sordides) et il semble fort regrettable d’uniquement résumer cette série à une mauvaise réappropriation de son histoire par une infime part de spectateurs dépourvus de nuance. Il demeure que cet
aspect de fantasme est bien conscientisé dans la série, puisque Jeffrey Dahmer, qui était visiblement lui-même “plutôt beau”, recevait constamment des lettres d’admirateur.ice.s en prison.

La série se voit aussi reprocher une sorte de fascination dans le mal. Il est vrai que le visionnage de Dahmer témoigne, chez le spectateur, d’une sorte de complaisance dans le voyeurisme de la cruauté, qui reste toutefois relative à la consommation de contenus qui relatent de faits divers. Mais bien au-delà du choc de certaines scènes criantes de violence et d’horreur, c’est en amont que la série nous pousse dans nos retranchements moraux. Car si Dahmer excelle par le jeu et la mise en scène, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’horreur par la réalité contée mais pourtant “balayée” par le divertissement qu’offre la série : 17 victimes, massacrées dans des circonstances intolérables, dont la mémoire n’est pas vraiment ou trop peu respectée. Il faut savoir que dès la sortie de la série et face à son succès fulgurant, de nombreux.ses membres des familles de ces victimes ont affirmé ne pas avoir été informés de la scénarisation de l’un des événements les plus traumatiques de leur vie. Autre reproche à la production dans la même lignée : des reconstitutions très réelles. Plusieurs moments filmés du procès Dahmer ont en effet été réappropriés à l’identique par la série dans la mise en scène, posant ainsi à nouveau les termes des enjeux d’une mémoire intime, familiale, devenue mémoire collective…

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, et notamment grâce (ou à cause) de la série, Jeffrey Dahmer est très malheureusement devenu une “icône” du crime, à l’instar de Charles Manson ou Ted Bundy, tous rendus célèbres par une sur-médiatisation et une sur-production d’oeuvres culturelles à leur sujet. Si Dahmer raconte excellemment l’histoire de certaines victimes, comme celle de Tony Hughes dans l’épisode “Passé sous silence”, la série nous pousse parfois dans nos retranchements, à en oublier que Jeffrey Dahmer était “un monstre”,
comme le précise le sous-titre de l’œuvre. Sans doute la production de Ryan Murphy aurait-elle dû insister dès le début de l’épisode 1 sur le fait qu’il s’agit d’un récit tiré d’une histoire hélas bien réelle, sans simplement se contenter d’un trombinoscope des victimes du tueur à la fin du dernier épisode.

Marion Pochelu

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