Voici deux semaines que Jean-Luc Godard est mort, les rétrospectives se poursuivent tandis que le trépassé disparaît lentement du centre de l’attention : les débats sur Athéna, évoqué la semaine dernière et sur Triangle of Sadness, palme d’or particulièrement polémique, l’ont remplacé. Cette semaine, nous traiterons donc de cette palme, nous évoquerons également Bande à Part de JLG, encore lui, et je souhaiterai aussi aborder Clueless, teen movie parodique des années 1990 injustement méconnu.
Mais prenons la chose chronologiquement, et abordons donc Bande à Part, réalisé par Jean-Luc Godard, sorti en 1964 en plein essor de la Nouvelle Vague – French New Wave outre Atlantique, où le film a essaimé dans les esprits, nous allons y revenir. Bande à Part, donc, un long-métrage traitant de petite criminalité, comme nombre des long-métrages Nouvelle Vague du cinéaste franco-suisse, où des petites frappes se disputent une femme et veulent s’exiler en Amérique du Sud, mais où le cinéaste est plutôt intéressé par leur rapport à l’art qu’au casse en préparation. Résulte un film avec son lot de scènes cultes (la course dans le Louvre, la danse au night club), mais également avec un rythme bâtard, alternant moments géniaux (le cours d’anglais) et baisses de rythme quasi-fatales, notamment dans son dernier tiers, se vautrant dans les pires clichés de la Nouvelle Vague. Ça se regarde, mais on préférera se tourner vers des films comme Vivre sa Vie ou Pierrot le Fou. À noter quand même l’influence que le film a eu sur un certain Quentin Tarantino, ce dernier ayant appelé sa société de production A Band Apart, et nommé le film comme inspiration pour les personnages de son premier long-métrage, Reservoir Dogs. Et si je voulais être un peu cynique, je dirai que ce dernier a ici surpassé son maître, et ce, quoi qu’en dise Jean-Luc. «Tarantino, c’est un pauvre garçon, c’est un faquin, il n’a même pas payé les droits».
Mais laissons donc la Nouvelle Vague et les disputes de chapelle pour nous diriger vers une époque où tout est flashy, fluo, où les filles aiment les garçons et les garçons aiment les filles (ou pas, d’ailleurs), et où le cool l’emporte sur tout autre critère, j’ai nommé les années 90, puisque je parle donc de Clueless, sorti en 1995, réalisé par Amy Heckerling, qu’on peut traduire littéralement par «ignorant», un teen movie où une jeune fille venue d’une famille visiblement très aisée se met bille en tête d’éduquer une camarade ignorante des us et coutumes des bons ados hétérosexuels («I never had straight friends !»), dans un genre de précurseur d’Amélie Poulain, plaidoyer ironique pour la normalité. Parce que Clueless, c’est un teen movie parodique touchant au génial, jouant avec les codes de son genre pour être systématiquement drôle, moquant l’hétéronormativité (comme cette séquence dantesque où la protagoniste essaie désespérément de coucher avec un camarade très visiblement attiré par les messieurs), la confinant à quelque chose de triste, notamment dans les derniers instants où des barrières morales sont franchies, le film dissimulant sa parodie derrière un premier degré assez étrange, tournant autour du personnage de Paul Rudd, bien avant que celui-ci aille se contrefaire auprès de Marvel Studios. Résulte un film toujours drôle, toujours intelligent dans son écriture (notamment dans le rapport des personnages à la sexualité) et sa mise en scène (on notera notamment l’usage de la musique ainsi qu’une référence au 2001 de Stanley Kubrick) et parfaitement conscient de ce qu’il est. Un film à découvrir d’urgence, que n’auraient pas renié les créateurs d’American Pie, à un détail prêt : la finesse.
La finesse, justement, c’est un point critique de Sans Filtre (titre français regrettable, auquel on préférera l’international, Triangle of Sadness), réalisé par le suédois Ruben Östlund, palmé à Cannes en mai dernier par le jury de Vincent Lindon, couronnant un palmarès en demi-teinte, les films les plus intéressants semblant avoir décidé d’aller dans les sélections annexes. Mais qu’est-ce que c’est, au juste, Triangle of Sadness ? Film qui se voudrait politique, relecture de l’île des Esclaves, le film se perd dans toutes ses envies, divisés en trois parties clairement identifiées, la première en mode Sundance, avec de nombreuses dissertations, traitant des influenceurs et faisant une critique un peu vaine ; une seconde partie semblable à un épisode de «La croisière s’amuse», jusqu’à ce que la croisière ne s’amuse plus du tout, une partie qui se voudrait sociale, mais qui nous fait plutôt regretter le Parasite de Bong Joon-Ho (palmé en 2019), tant elle manque de finesse ; enfin une troisième partie sur une île, où Östlund tente de reprendre L’île des esclaves, sans vraiment réussir. Parce que Triangle of Sadness, c’est un peu le mélange entre du film social et la pensée politique d’un oncle alcoolisé à un repas de mariage, c’est parfois assez drôle, toujours bête et méchant, même s’il y a quelques fulgurances (notamment une scène de tempête, climax du film, où la croisière tombe malade pendant qu’on assiste à un débat sur les bienfaits du marxisme-léninisme et du capitalisme, ou encore la dernière scène du film). Le problème est que le film renvoie dos à dos oppresseurs et opprimés, dans un «tous pourris» facile, simpliste et très peu fin, disant notamment que, si les femmes le pouvaient, elles mettraient en place un matriarcat. Et c’est là que le film est vicieux, puisque sous ses grands airs de film révolutionnaire, il s’agit en réalité d’un plaidoyer pour le système en place, puisque tous les humains sont mauvais. Le système social critiqué ici, ne pourrait pas être pire qu’un autre, après tout. Et sa palme se comprend aisément, au regard de cette analyse : au fond, la bourgeoisie cannoise se rassure, le film gratte un peu, mais tout de même, si ceux d’en bas avaient le même pouvoir que nous, ils feraient pire. Reste là un film pas très intelligent, vraiment drôle par instants, mais qui présage le pire pour la suite de la carrière de son auteur.
J’aimerais également glisser un mot au sujet de la une dévoilée puis retirée du Film Français, qui montrait une certaine idée de la diversité du cinéma français, globalement réduit à Pierre Niney et Gilles Lellouche. Et c’est là qu’on voit que, malgré les avancées du cinéma français, il y a quelque chose qui coince. Parce qu’aujourd’hui, entre Virginie Efira, Julia Ducournau, Jean-Pascal Zadi, Alice Diop et j’en passe, le cinéma français a des têtes d’affiche qui sortent de la norme de l’homme blanc. Il ne s’agit pas de nier le talent de Niney ou Lellouche, mais d’éviter l’invisibilisation d’autres talents bien réels dans le cinéma. Parce que le cinéma français est riche, très riche. Même si Godard est mort.
À la semaine prochaine, on parlera de Novembre…
Cyriaque Onfray