Réédition de Louis Ferdinand Céline, « Guerre » déclarée dans les milieux littéraires ?

Réédition de Louis Ferdinand Céline, « Guerre » déclarée dans les milieux littéraires ?

Auteur controversé par ses semblables et happas de la littérature française, Louis Ferdinand Céline hante et divise toujours les esprits. Créateur et écrivain collaborationniste, Céline séduit, fascine, emporte, indigne, scandalise. Alors que depuis 2011, ce dernier a fait l’objet d’un retrait des listes de célébrations nationales en raison de sa posture antisémite, Gallimard publie Guerre, roman inédit rédigé sous sa plume. 

Photo : Archives presse

L’affaire Louis-Ferdinand Céline

Issu d’une famille commerçante et artisane, Louis Ferdinand Auguste Destouches, Céline, est né le 27 mai 1894 à Courbevoie. Demeurant à ce jour l’un des écrivains français les plus traduits et diffusés dans le monde – après les écrits de Marcel Proust – son œuvre fait toutefois l’objet de critiques virulentes. « On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses » : de tels propos, signés Céline, jonchent nombre de ses écrits. Il suffit de penser à Bagatelles pour un massacre (1937),  à L’Ecole des cadavres (1938), ou à l’œuvre Les Beaux Draps – publié au courant des années de l’Occupation. Cette posture hautement antisémite l’amène à se rapprocher du journal de Louis Darquier de Pellepoix, La France enchaînée, principal journal antisémite français et organe de presse du Rassemblement antijuif de France. Puis, vint 1939 et l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Là encore, Céline soutient publiquement la collaboration. Et puis, les milieux littéraires ne sont pas exempts de la situation. D’un Camus engagé dans la Résistance, on pense néanmoins à Jean-Paul Sartre, Charles Trenet, Jean Cocteau, et un ensemble de personnages ayant participé à ce qui sera nommé l’épisode de la « collaboration ». Libération de Paris, 19 août 1944. Céline fuit avec sa femme et leur chat Bébert à Baden-Baden, puis à Sigaringen, rejoindre les Pétainistes. Laissant les pages de Guerre sur une armoire, dans son appartement parisien – où il sera mystérieusement dérobé –, et finit par s’exiler au Danemark. S’il sera prochainement question de soulever les controverses antisémites rattachées au nom de Céline, il n’en demeure pas moins intéressant de constater les legs dudit auteur : son écriture particulière, son approche réaliste et son style en ont fait une figure de proue de la littérature du XXème siècle. « Amourerie », « Achicrouni » : un éventail de néologismes et de prouesses stylistiques, qui participent, de fait, à faire du langage célinien un matériau littéraire qui se suffit à lui-même. A cette image, certains diront que Céline était au XXème littéraire ce que Warhol représentait dans le milieu artistique de ladite époque.      

Un projet d’édition controversé 

Mercredi 4 mai, soit moins d’un an après la découverte des manuscrits inédits, les librairies annoncent la sortie de Guerre, premier ouvrage de la série à sortir. Sur la petite librairie donnant pignon sur rue, les visages s’arrêtent, regardent, se demandent, questionnent. Sur les allées parisiennes, les kiosques affichent une presse aux allures unanimes. « La fin d’un mystère, la découverte d’un grand texte », titre Le Point.  « À couper le souffle », titre Le Journal du dimanche. Pourtant, dès l’annonce du projet par Gallimard, fin 2017, la maison d’édition avait essuyé un grand nombre de critiques.  En cause, les trois ouvrages, publiés par l’auteur  – entre 1937 et 1941 –, sont jonchés de remarques injurieuses envers les juifs. Déterminé, Gallimard souhaite nonobstant publier ces inédits avant que l’œuvre de Céline ne tombe dans le domaine public, en 2032. Son souhait ? Devenir « éditeur exclusif » de l’auteur après la révélation, au courant de l’été 2021, de plusieurs milliers de feuillets inédits – par l’entremise de Jean-Pierre Thibaudat. Sous le titre de Guerre, Céline romance la façon dont il est tombé au combat en 1914, mais aussi sa convalescence et son départ pour l’Angleterre. « Et par ailleurs ces pamphlets ne vont pas accélérer l’antisémitisme en France. Je ne le crois pas. Il y a là toute une matière historique, historiographique et célinienne pour faire une édition riche », a poursuivi l’éditeur Antoine Gallimard, au travers d’une interview pour Le Figaro. Des prochaines parutions inédites vont suivre, une « entreprise unique dans l’histoire de la littérature » qui, au courant des mois à venir, va combler les trous béants de son œuvre. Pour ce dernier, il s’agit, par goût de la vérité, de montrer « la coexistence du génie et de l’ignoble en un seul homme ».

Faut-il dissocier l’œuvre de l’auteur ? 

« Ils séparent l’œuvre de l’auteur, dissocient la morale de l’œuvre de la morale de l’auteur, et défendent l’autonomie de l’œuvre au nom de la liberté de l’art. Ils dissocient aussi l’art de la justice, considérant que le jugement artistique doit être absolument autonome du jugement judiciaire ou social », tels sont les mots de la sociologue Gisèle Sapiro. Du Nobel attribué à Peter Handke aux Césars à Roman Polanski, le débat relatif à la responsabilité morale de l’artiste fait rage. Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? Tel est le titre de l’essai de ladite sociologue – directrice de recherche au CNRS –, qui tente de répondre, au terme de son écrit, à cette question souvent génératrice de vifs débats et polémiques. Faut-il considérer que la morale des œuvres est inextricablement liée à celle des auteurs ? La question du rapport entre morale de l’auteur et morale de l’œuvre revêt une signification particulière avec l’émergence de la figure moderne de l’auteur, et davantage encore avec l’idéologie romantique du « créateur incréé », selon les dires du sociologue Pierre Bourdieu. Également, si on choisit d’éviter la censure, peut-on choisir de les récompenser ? Aux Etats-Unis, une position radicale a émergé au cours de ces dernières années, résumée par l’expression « cancel culture ». « Est-il temps de supprimer Gauguin? » titrait alors le New York Times, suite à l’exposition des portraits du peintre à Londres, où ce dernier était présenté comme ayant abusé de très jeunes filles. De même, en 2015, le choix de publier de nouveau Decombre – bestseller de Lucien Rebatet sous l’Occupation –, a provoqué des réactions perfides. Aujourd’hui, alors que les formes de censure se font plus discrètes, peut-on affirmer la diminution de la parole de ce dernier dans l’espace public ? Si Céline demeure inexorablement en proie aux controverses dans les débats contemporains, où s’agitent les remises en questions relatives aux grands personnages de l’Histoire, qu’en est-il de l’auteur des Misérables ou de Notre-Dame de Paris ? Pareillement, Hugo était un homme appartenant aux mœurs de son siècle. Dans ses écrits, le grand humaniste a partagé – voire justifié – la « mission civilisatrice » d’une France à l’apogée de ses territorialisations coloniales. Tout à la grandiloquence du moment, Hugo se lance dans un discours aux allures manichéennes :  « La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que [la Méditerranée] a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie». Certes, la justification de tels propos par les mœurs d’une époque se prêtant à l’envolée de la mission civilisatrice européenne et française se fait entendre, même s’il convient de nuancer, au prisme de l’histoire, que certains auteurs affichaient d’ores et déjà des positions anticolonialistes. On se souvient du duel entre Clémenceau et Ferry (1885) à propos du sujet de la colonisation. Afin de tenter une mise en abyme de la question, au terme d’une interview pour France Culture, Marie Sorbier emprunte les mots de la sociologue Nathalie Heinich, spécialiste de l’art contemporain : « L’œuvre enfreint-elle une loi ? Il est juste d’en empêcher ou d’en sanctionner la diffusion. Enfreint-elle la morale ? Alors la sanction ne devrait relever que du libre choix du lecteur, qui choisit de consommer ou pas ce qui heurte ses convictions. Est-ce l’auteur qui a enfreint une loi? Alors c’est à la justice de sanctionner, et si elle l’a déjà fait, rien n’autorise quiconque à entraver la diffusion de l’œuvre : tout au plus peut-on s’abstenir de la cautionner ».

Estelle Lamotte

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