Avant de commencer cet article, je tiens à préciser un point polémique ayant déjà effleuré l’œuvre de Jules Verne. L’écrivain est en effet parfois accusé de racisme, notamment de par le vocabulaire qu’il emploie ou certaines de ses remarques, il n’en est rien cependant. Le mot « nègre », utilisé parfois par Verne, n’a pas la connotation raciste d’aujourd’hui, c’était simplement le mot d’usage à l’époque (le XIXe siècle, on le rappelle) pour qualifier une personne à la couleur de peau noire. Il est vrai que certaines phrases peuvent nous choquer aujourd’hui, mais il faut cependant – sans les excuser ou dédouaner Jules Verne, bien entendu – les replacer dans leur contexte historique. Comme l’écrit l’historien Jean Chesneaux dans Une lecture politique de Jules Verne, cela découle d’« un racisme primaire qui n’était pas rare dans les milieux de la bourgeoisie nationaliste de province qu’il [Jules Verne] fréquentait à Nantes ou à Amiens ». Cela étant dit, parlons littérature (attention, spoilers !).
A travers nombre de ses romans, Jules Verne établit clairement sa position anti-esclavagiste. Ayant vécu au cours du XIXe siècle (1828-1905), il a été le témoin d’une période où la question de l’esclavage était centrale dans les sociétés occidentales et alimentait de nombreux débats, l’esclavage étant encore vital à certains secteurs et industries (notamment dans les colonies européennes).
C’est d’ailleurs ce sujet qui a déchiré les Etats-Unis pendant quatre ans, lors de la Guerre de Sécession (1861-1865), la guerre civile la plus meurtrière de l’histoire du pays. En France, l’abolition définitive de l’esclavage dans les Colonies date de 1848 seulement. Au Royaume-Uni, les abolitionnistes avaient remporté la victoire en 1833.
Jules Verne a ainsi approché à plusieurs reprises, de loin ou de près, la question du droit de chaque homme à disposer de sa propre personne. Nous nous intéresserons ici à deux romans dont le thème central est justement l’esclavage et la traite des Noirs : Un capitaine de quinze ans et Nord contre Sud.
Un capitaine de quinze ans (1878) raconte l’histoire de l’équipage d’un navire, le Pilgrim, voguant d’Auckland vers San Francisco, durant l’an 1873. Le capitaine Hull accepte de raccompagner en Amérique Mrs Weldon, la femme de son armateur, son fils Jack, le cousin Benedict et la vieille Nan. En plein Océan Pacifique, l’équipage sauve d’un navire en perdition cinq Noirs américains – Tom, Hercule, Bat, Actéon et Austin – et le chien Dingo. Suite à un tragique accident en mer qui coûte la vie au capitaine Hull et à tous les marins du bord, Dick (Richard) Sand, jeune novice sur le brick-goélette, se retrouve tout à coup capitaine du Pilgrim. Secoués mais motivés, les passagers du navire sont décidés à arriver à bon port. Mais cela est sans compter sur Negoro, chef-coq et seul membre de l’équipage, avec Dick Sand, à avoir survécu. Le cuisinier portugais détraque la seule boussole du bord et le capitaine mène alors, sans le savoir, son navire vers les côtes africaines de l’Angola où la traite des esclaves sévit encore. Différentes péripéties mènent ensuite la petite troupe à être séparée. Mrs Weldon, Jack et cousin Benedict sont gardés par Negoro tandis que Dick Sand, Nan, Tom, Bat, Hercule, Actéon et Austin se retrouvent dans une caravane d’esclaves menés vers la ville de Kazonndé, centre du commerce d’êtres humains dans cette région. Au cours de la marche sur Kazonndé, Jules Verne nous dépeint effroyablement bien les horreurs vécues par les esclaves, et donc par nos héros Noirs (Dick Sand se voit réserver un meilleur traitement en sa qualité de Blanc). La vieille Nan n’y survivra pas. Je n’irai pas plus loin pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte de ce roman, mais sachez que tout est bien qui finit bien.
J’ai découvert Un capitaine de quinze ans à quinze ans et je suis en réalité content de l’avoir connu à cet âge-là, au même âge que celui qu’avait Dick Sand quand il a été confronté à toute ces atrocités, à cette abomination humaine. J’en ai gardé le souvenir amer d’un livre passionnant, prenant, attachant mais traitant d’un sujet si dur et racontant des événements si horribles par leur réalisme que j’en resterai marqué à vie. Etre confronté à ces horreurs au travers de personnages auxquels on s’est attachés au cours du récit n’est pas la même chose que d’apprendre – trop vaguement – à l’école la réalité de la traite négrière. Nous sommes comme plongés au milieu de cette caravane, ou plutôt ce cortège de squelettes ambulants, et le regard de l’écrivain se pose sur des individus (qui nous sont, de plus, chers) et non sur un tout, une entité survolée comme c’est le cas quand on parle « des esclaves » ou « de la traite négrière ». En tant que lecteur assidu de Jules Verne, je peux affirmer qu’Un capitaine de quinze ans est un de ses romans les plus poignants, émouvants et, aussi, engagés.
Les péripéties de Nord contre Sud (1887) se déroulent en Floride, durant la Guerre de Sécession (1861-1865). James Burbank est un riche propriétaire terrien et propriétaire – contre sa volonté – de centaines d’esclaves. Contre sa volonté car oui, en Floride à l’époque, il n’aurait pu affranchir tous ses esclaves sans représailles. Il attend donc avec impatience l’arrivée des troupes de l’Union (les nordistes, abolitionnistes) en territoire confédéré qui rendront l’esclavage illégal. Cependant, ses voisins, menés par le malfaisant Texar, voient d’un très mauvais œil ses positions anti-esclavagistes et tentent de le faire tomber par tous les moyens avant la venue des troupes fédérales. James Burbank, sa famille et ses amis se voient donc obligés de se retirer dans leur propriété de Castle-House, bientôt assiégée par tous les petits blancs esclavagistes de la région, à la solde de Texar, et dont la colère a été aiguisée par la décision de James Burbank de finalement affranchir tous ses esclaves. Les anciens maîtres et anciens esclaves doivent donc se battre contre des centaines d’opposants farouchement armés et la famille Burbank doit particulièrement faire attention à Texar, qui ne reculera devant rien pour faire flancher James…
J’ai lu ce roman pour la première fois à dix-huit ans et je trouve qu’il se détache véritablement du reste de l’œuvre de Verne – au moins de ce que j’ai pu lire. C’est en effet un roman politique et engagé, où l’écrivain n’utilise pas le merveilleux, le fantastique, l’exotisme (quoiqu’il fasse chaud en Floride) ou l’imaginaire pour nous prendre et nous passionner, contrairement à d’autres majestueux romans tels que L’île mystérieuse, Vingt-mille lieues sous les mers, L’île à hélice, Le sphinx des glaces, Le village aérien, De la Terre à la Lune, Voyage au centre de la Terre…
On l’a compris, Nord contre Sud traite plutôt des différentes positions politiques et d’un combat mené par des hommes blancs riches et lettrés, dans les hautes sphères politiques et économiques des pays développés. Jules Verne y montre clairement sa position anti-esclavagiste mais Un capitaine de quinze ans nous plonge réellement au fin fond de la réalité horrifique du trafic d’êtres humains, aux côtés et du point de vue des réelles victimes de cette machination de la mort et du profit. Ainsi, malgré un thème commun, Nord contre Sud est bien plus facile à lire qu’Un capitaine de quinze ans dans la mesure où l’histoire et les événements relatés ne sont pas d’une horreur pure et d’une violence sans limite.
Jules Verne était donc un fervent opposant à l’esclavage, à une époque où cette position n’était pas forcément occupée par la plupart des élites intellectuelles et politiques, même si de plus en plus de voix s’élevaient. Il a ainsi usé de son talent de de sa notoriété pour porter la voix de ce combat.
Pour conclure, je ne peux que vous recommander très fortement ces deux livres ! 😉
Anatole Brunet-Rapeaud
Sources : Un capitaine de quinze ans, Nord contre Sud, breizh-info.com, wikipedia