BRUCE SPRINGSTEEN : BORN TO FIGHT

BRUCE SPRINGSTEEN : BORN TO FIGHT

Ronald Reagan n’avait rien compris.

Derrière les Born To Run, Badlands, She’s the One, Hungry Heart, Dancing In the Dark, Spirit in the Night, I’m On Fire, Brilliant Disguise ou autres Streets of Philadelphia et Girls In Their Summer Clothes, Bruce Springsteen, le Boss du rock, chante depuis toujours l’Amérique délaissée, les vagabonds oubliés, les blue collars (« cols bleus », les ouvriers) abandonnés et les anciens soldats esseulés.

 L’Amérique délaissée

The River, Darkness On The Edge Of Town, Working on the Highway, If I should Fall Behind, The Ghost of Tom Joad, Wrecking Ball, Tuscon Train ou Sleepy Joe’s Café racontent des histoires, le quotidien ou les aventures de ce peuple de prolétaires laissé-pour-compte. Quand le pays connaît son heure de gloire, prospérité économique, hégémonie géopolitique, la misère subsiste dans l’Amérique profonde.

Né en 1949, c’est dans cette Amérique que Bruce a grandi, à Freehold, New-Jersey.

Nombre de chansons traitent de son enfance, son adolescence, sa famille, sa ville… Un témoignage direct de ce qu’était la vie d’un enfant d’ouvrier dans une petite ville américaine dans les sixties et les seventies.

Le quotidien ouvrier (ou des travailleurs en général) est un thème récurrent dans le répertoire de Springsteen : Factory, Darkness On The Edge of Town, Jackson Cage, Out In The Street, This Hard Land, The Ghost Of Tom Joad, Youngstown, The New Timer, American Land

My Hometown est, par exemple, une chanson consacrée à Freehold, ou en tout cas la ville de naissance du narrateur. Elle présente une population ouvrière au bord du gouffre, le narrateur étant lui même obligé de quitter sa ville natale car il ne peut plus y trouver du travail : « l’usine de l’autre côté de la voie ferrée » va fermer.

Night raconte quant à elle le quotidien d’un ouvrier qui vit « l’enfer » dans son usine, où il est déshumanisé.

Dans des États-Unis en pleine prospérité et croissance économique, durant des trente glorieuses synonyme de hausse de niveau de vie pour toutes les tranches de la population, des inégalités subsistaient.

Il l’a ressenti, ce fossé entre classes sociales. La chanson Rosalita (come out tonight) raconte par exemple comment les parents de sa petite-amie ont refusé qu’elle poursuive la relation à cause de ses « origines prolos et de [son] allure rebelle », comme il l’écrit dans son autobiographie Born To Run.

A Freehold, il a aussi vécu au quotidien avec le racisme et la ségrégation. Petit, il a toujours eu des amis Noirs mais a aussi ressenti qu’il existait quelque chose – sur laquelle il ne parvenait pas encore à mettre un nom – que ses amis vivaient et qui les rendaient différents parce que, lui, n’y sera jamais confronté.

Springsteen, blanc, n’a pas hésité pas à porter la voix pour dénoncer les injustices subies par la communauté afro-américaine et porter leurs combats (We Are Alive). Le thème des violences et crimes policiers a été plusieurs fois traité : le sujet d’American Skin (41 shots) (2014) a mené le président de l’Association bénévole des agents de police, Patrick Lynch, à appeler au boycott des concerts du Boss. La chanson If I Should Fall Behind a été vraisemblablement été écrite « au lendemain des émeutes survenue pendant l’affaire Rodney King », écrivent Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdondans Bruce Springsteen la totale. En 1991, Rodney King, un Afro-Américain, est arrêté pour excès de vitesse et roué de coup par quatre policiers blancs, qui seront acquittés par la justice. Des émeutes, qui feront une cinquantaine de morts, éclatent alors entre le 29 avril et le 4 mai 1992 à Los Angeles. 

Dans Sinaloa Cowboys ou Balboa Park, le Boss dénonce les conditions de vie misérables des émigrés mexicains. Dans The Line, Across The Border et Matamoros Banks est exposée la réalité de la frontière américano-mexicaine, dans les années 1990 et 2000.

Galveston Bay fait, elle, référence aux menaces du Ku Klux Klan qui pesaient sur la communauté  d’émigrants vietnamiens au Texas, dans les années 1980.

Born in the U.S.A.

Dans une station essence d’Arizona, Springsteen est tombé sur Born on the Fourth of July, « un témoignage bouleversant d’un ancien du Vietnam ». Quelques jours plus tard, il a rencontré par hasard l’auteur Ron Kovic qui l’a ensuite présenté à d’autres vétérans.

Très marqué par ces rencontres, le Boss a longuement cherché comment attirer l’attention sur ces hommes, le souvenir de la guerre du Vietnam étant un sujet très peu présent, presque occulté dans la culture et l’actualité du pays. Sans doute le souvenir amère de « la seule guerre que l’Amérique ait jamais perdue ». Ainsi, ces GI traumatisés et mutilés se retrouvaient seuls face à la vie, face à leurs vies, qui continuaient dans le pays où ils étaient nés.

Born in the U.S.A. n’était pas une ode à la grandeur du pays. Ni un chant patriotique. Encore moins un appel à la fierté nationale. Au contraire, c’est un protest song, un chant pacifique, antimilitariste et dénonçant cette fâcheuse tendance américaine à envoyer sa jeunesse en pâture à la guerre pour défendre « la démocratie et la liberté ». 

« Sent me off to a foreign land to go and kill the yellow man », envoyé dans un pays étranger pour tuer l’homme jaune.

La première personne à qui le Boss a fait écouter Born in the U.S.A. a été Bobby Muller, le fondateur des ‘Vietnam Veterans of America’. « Un grand sourire a illuminé son visage » écrit Springsteen dans Born To Run. Contrairement à la plupart des politiciens et des hommes d’affaires, Bruce n’a pas tourné le dos à l’association et l’a aidée à subvenir à ses besoins financiers et de visibilité. Avant d’écrire la chanson, Bruce Springsteen et le E-Street Band avaient déjà organisé un concert pour les Vietnam Veterans of America, le 20 août 1981 à Los Angeles.

Donc, Reagan n’avait bien rien compris. S’accaparer une star et sa chanson en vogue pour faire sa campagne de réélection sans prendre en compte le sens des paroles outre le refrain, ce n’est pas très malin. En 1984, le président sortant de la Maison Blanche a en effet surfé sur l’apparent patriotisme du tube (l’album a occupé la première place du Billboard 200 et le morceau la neuvième du Hot 100) et a mentionné Bruce Springsteen comme source d’inspiration pour les jeunes américains. Cela n’a pas plu au Boss. Quatre ans plus tard, en 1988, les Républicains réitéraient et utilisaient Born in the U.S.A. lors de la campagne de George Bush. Un problème de compréhension, visiblement.

Springsteen avait déjà développé le sujet dans son premier album (1973) « Greetings From Asbury Park, N.J. » avec la chanson Lost in the Floods, qui raconte l’histoire d’un GI revenu du Vietnam. En 2007, le thème avait réapparu avec Last to Die (de l’album « Magic ») qui est une référence directe à un discours de John Kerry (en 1971), en faveur de la fin du conflit : « How do you ask a man to be the last man to die for a mistake ? » (Comment demander à un homme d’être le dernier homme à mourir pour une erreur ?).

La guerre en Irak

Dans son autobiographie, Bruce Springsteen décrit l’album « Magic » (2007) comme « un manifeste anti-guerre et anti-Bush », confirmant sa position antimilitariste, pacifiste et démocrate.

Car si le Boss a refusé que les Républicains Reagan ou Bush Senior utilisent son plus grand succès, il n’a jamais hésité à afficher son soutien aux candidats adverses (John Kerry, justement face à George W. Bush en 2004, Hillary Clinton ou Joe Biden) et il est par ailleurs très proche de Barack Obama. Les deux hommes ont publié, en octobre 2021, un livre écrit ensemble, Renegades: Born in the USA.

L’album « Magic », donc, sorti six ans après la tragédie du 11 Septembre, en pleines guerres d’Irak (2003-2011) et d’Afghanistan (2001-2021), traite d’une Amérique bousculée et déboussolée par à la fois des attaques intérieures et par un gouvernement belliqueux. 

Gispy Biker raconte l’histoire d’un soldat (un « motard bohémien ») mort au combat pour les États-Unis et dont on ramène le corps au pays. Le Boss accuse implicitement le gouvernement et les lobby d’armes, responsables de la mort de ce jeune soldat : « The speculators made their money on the blood you shed »  (les spéculateurs ont fait leur argent sur le sang que tu as versé). Le song-writer blâme aussi le silence indifférent qui entoure ces morts et ces sacrifices injustes : « Ain’t nobody talking because everybody knows » (personne n’en parle car tout le monde sait).

Devil’s Arcade raconte, elle, la convalescence d’un soldat revenu d’Irak et grièvement blessé là-bas. C’est sa femme qui narre ses aventures, ses traumatismes et ses peurs. Le Boss en profite pour dénoncer cette tendance politique qui consiste à envoyer les jeunes hommes à la guerre pour en faire des « héros nationaux » contre leur gré. Aux yeux des politiciens, peu importe les pertes humaines tant que l’honneur de la Nation est sauf et défendu. « You said ‘Heroes are needed, so heroes get made’ Somebody made a bet, somebody paid » (Tu as dis ‘Les héros sont nécessaires alors les Héros sont créés’ Quelqu’un a fait un pari, quelqu’un a payé )

Dans les autres chansons de « Magic », Springsteen s’en prend à la politique extérieure de George W. Bush, au Patriot Act et aux guerres menées par le gouvernement. Tout cela a changé « l’Amérique d’hier, celles des droits de l’homme et de l’Habeas Corpus », écrivent Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, et créé un pays qu’on ne reconnaît pas, dans lequel on ne sent plus en sécurité, où plus rien n’est sûr. C’est le cas de Long Walk Home, You’ll Be Coming Down, Livin’ In The Future, Your Own Worst Enemy, Magic

Devil & Dust (de l’album éponyme, 2005) fait aussi référence aux guerres menées au Moyen-Orient par l’administration Bush et Souls Of The Departed (« Lucky Town », 1992) traitait, elle, de la Première Guerre du Golfe (1990-91)

Jamais vraiment préoccupé par la politique au sens propre dans son enfance et sa jeunesse (« On est démocrates, c’est le parti des travailleurs. » lui avait seulement un jour dit sa mère), Springsteen s’est tout de même battu, à travers ses chansons, pour ce en quoi il croyait ou tout simplement pour dénoncer ce qu’il avait vu, entendu, vécu et qui le choquait, heurtait, dégoutait, scandalisait.

Anatole Brunet-Rapeaud

Sources : Born To Run, Bruce Springsteen (traduction Nicolas Richard, Le Livre de Poche, 2016), Bruce Springsteen la totale, Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon (E/P/A, 2020), speakola.comJohn Kerry: ‘How do you ask a man to be the last man to die for a mistake?’ Vietnam Veterans Against the War testimony – 1971

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